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Geo-graphikal
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31 août 2008

Histoires d'un chercheur (1)

A tous les jeunes chercheurs du monde entier, ne perdez pas espoir, battez-vous, on a besoin de vous en ce monde !

Ce monde, le votre, peut laisser à croire que les idées valent moins que les actions (réelles ou en bourse). Mon message est : la thèse est votre valeur, celle que vous vous donnez. Ne pas oublier les autres, vos compagnons de route, et vos mentors; même les pires professeurs vous ont appris quelque chose. A condition d'apprendre à lire et à écouter. Ayant pas mal lu et écouté, je me permets de vous livrer quelques expériences bien réelles qui m'ont conduit là où je suis aujourd'hui. On peut distinguer 3 périodes dans mon parcours : l'avant-thèse, la thèse, et l'après-thèse. Classique. Plan en trois parties. Mais cette fois pas d'hypothèses de départ, c'est du vécu.

L'avant-thèse : découvrir

Dans le bureau du Professeur T., au début du DEUG, je lui demande : "ça mène à quoi la géographie ?" Il me répond amicalement : "oh vous savez, il n'y a pas de parcours unique; un de mes anciens collègues est capitaine de bateau, alors vous savez ...".

Quelque temps plus tard, je rattrappe Madame B., dans un sombre escalier, et lui demande : "et l'aménagement du territoire ?" Un sourire gêné, mais de la chaleur humaine. Je ne savais pas encore que cette dame était une figure marquante de la géographie française, et qu'elle allait devenir ma directrice de thèse des années plus tard, mon 'mentor'. Elle le savait peut-être déjà, qui sait ?

Moi je ne savais rien de ce qu'est la recherche et demeurais perdu dans mes pensées. Que faire ? Quand j'ai voulu sauver la Terre et m'occuper d'environnement ou d'animaux on m'avait répliqué "non il faut être fort en maths". Dire qu'on m'a fait de grands yeux ébahis à mes débuts à la School of Economics de Rotterdam quand j'annonçais maîtriser suffisamment les analyses factorielles... Passons !

Le point de départ de ma passion pour la géographie a été une petite commune de l'estuaire de la Seine : Oudalle. Ce nom serait d'origine viking, udevalla, je me le rappelle car j'avais rédigé une petite dépêche sur les origines historiques de la commune dans le journal local, dont j'ai oublié le nom. Je n'ai pas oublié, par contre, Sandra, la promue secrétaire, et son frère, qui m'ont gentiment accueilli à mes débuts. C'est ainsi que je fus chargé de fournir une étude socio-économique de la commune dans le cadre des mini-stages de DEUG. Pour ceux qui ne voulaient pas devenir enseignants du secondaire, un tel stage était requis afin de les ouvrir au monde réel et aux besoins de la société selon leurs potentiels académiques.

OUDALLE I

Panique au départ : comment fait-on l'étude socio-économique d'une commune française ? Je n'ai encore jamais fait ça, ni à la fac ni ailleurs, déjà que j'ai du mal - encore maintenant je l'avoue - à situer correctement les départements ou villes principales sur la carte de notre cher pays ! L'instinct me guide : je me rue à la bibliothèque, que je fréquente plus souvent entre deux cafés pour regarder les filles, et je tombe sur l'ouvrage décisif : la France des 36000 communes chez Masson. Parfait : tout est dit sur les sources (INSEE) et les méthodes (Cartographie des flux migratoires, etc.). Je n'ai plus qu'à remettre un pré-rapport à mon chef, monsieur B. architecte au Havre, époux de Madame B. ma future directrice sus-nommée qui déjà m'observe de loin, je le sais. Non seulement le Maire est satisfait de mon travail impressionnant de collecte d'informations (lui-même n'en n'avait que faire de toutes ces chinoiseries, car j'ai su plus tard que les projets de développement locaux étaient déjà signés mais que cela faisait mieux d'avoir une étude sous le bras quand on fait un speech). Mais également je me rends compte qu'en fait que malgré l'application quasi-robotique de ce bouquin, des idées me sont parvenues à force de penser et de gribouiller des stats arides au crayon sous forme de courbes. Mes premières idées. Je ne saurais plus le refaire, mais je me rappelle la scène. L'architecte et son épouse attendent des résultats. Il faut surement que cela soit, en plus, convaincant. Bon d'accord l'étude ne changera rien mais au moins, gardons la tête haute et montrons ce dont un chercheur est capable. Comme quoi on peut vendre son âme et rester intègre scientifiquement, regardez le docteur fol-amour :o)

Bref, il me faut parler. Finies les politesses. Alors pour résumer je dis que cette commune a un problème. Silence macabre. Ben ... si on regarde les courbes de population depuis 1962, on voit que ... la commune vieillit et sa croissance se fait surtout de facon naturelle. J'en conclus qu'Oudalle attire peu de jeunes couples ... une bonne stratégie serait donc de développer le logement pour redynamiser l'école. Le dernier bar a fermé, mais quand même, gardons nos enfants ! Interloqué, l'architecte regarde son épouse et lui demande "c'est vrai ce qu'il dit ?". Elle répond : "oui parfaitement, il a bien analysé la tendance. Tu ne connaissais pas ces choses ? C'est classique en géographie". Et là des yeux ronds m'observent, je me garde bien d'en rajouter, c'est déjà pas mal de se sentir accepté de par ses idées. Puisque l'apparence apparemment c'est pas ma force, là je me régale.

OUDALLE II

Pas mal la recherche : se taper 40 bornes à vélo aller-retour Le Havre / Oudalle, grimper la grande côte qui ouvre sur le Pont de Normandie des fois avec le pneu crevé, on en veut quand on démarre. Ne jamais faiblir. Garder le cap. En haut, c'est le sourire de S., le bon café chaud, et l'accueil des locaux. En effet j'étais chargé l'année suivante de faire une enquête "de terrain" pour évaluer les besoins des habitants de la commune tout en faisant le repérage des chemins communaux, éventuellement à des fins touristiques. On m'apprit une fois le rapport rendu que tous ces chemins étaient connus en détail et que l'architecte avait refait les plans il y a peu. Tiens, ça recommence ! Mais à quoi bon tout ça ?

On en rencontre, des trognes, au passage. Allez demander aux maraîchers d'Oudalle ce qu'ils pensent de la commune. Géographiquement, ils se trouvent au milieu d'une valleuse, et vendent leurs produits au dehors, pas ici. Ils sont comme des nomades sédentaires. Ils se foutent pas mal de ce que se dit ou se passe en haut, chez le Maire. Entre-deux. Seule une voisine me parlait d'eux en se plaignant du chien méchant. A la Mairie, le 'centre' nerveux de cet échelon administratif, on a hurlé "mais pourquoi êtes-vous allé voir ces gens ? Les maraîchers ne sont pas concernés par nos affaires". Je n'ai pu m'empêcher de penser : "Apartheid ?". Plus loin dans la valleuse, un plongeur chercheur d'or était fier de montrer ses photos aux côtés de J. Chirac. Rien de bien excitant mais déjà toucher un autre monde, des vies qui ne nous concernent pas personnellement, et pourtant il faut s'y intéresser, chercher à y déceler quelque chose d'anthropologique. On est chercheur ou on ne l'est pas. Garder de la distance, découvrir la vérité qui se cache derrière, toujours plus loin.

SOUTHAMPTON

La même année, 1998, c'est la vraie aventure qui commence : hors du pays. Je me rappelle au collège quand des camarades pleuraient loin de leur maman. Moi pas. J'ai pleuré à mon premier jour d'école primaire, et j'en tremble encore, aggripé que j'étais à ma mère... Là j'allais être sevré pour de bon. Une annonce anodine lors d'un examen de fin d'année de licence sur la possibilité d'un stage de recherche à la Mairie de Southampton m'a d'abord laissé perplexe. Puis timidement je frappe à la porte du bureau de la secrétaire, et on me dit que oui on peut encore s'inscrire. J'hésite encore un peu et je me lance. Deux semaines après j'apprends que mon profil a été retenu et je dois embarquer. J'ai su plus tard que ce n'est pas pour mes qualités de chercheur que mon profil fut retenu, mais parce que sur deux dossiers seulement, on a préféré le garcon. Les saveurs de mes séjours dans le Surrey avec mes grands-parents me reviennent au museau, les princesses à cheval dans les châteaux en fête, les machines à sous et jeux vidéo sur le car-ferry ! Après tout j'ai choisi la géographie par défaut : je voulais simplement voyager, voir le monde. C'est mon père qui me l'a dit quand il s'est penché sur moi à l'hôpital alors en cure de charbon pour l'estomac : le monde est vaste. C'est gravé de la tête aux pieds. Ca papa, je ne l'oublierai jamais, tu m'as pardonné mes errances et m'as fait confiance, sans pression douloureuse. Oui le monde est là, ok on arrête les conneries.

Accueil Mairie de Southampton juillet : Sue M. parle parfaitement français, quel réconfort ! L'anglais pourtant j'étais bon mais là c'est dur faut parler. En France on vous apprend seulement des phrases toutes faites par écrit. Terry, mon ange gardien, et son ami rigolard, ma voisine sérieuse, et le spécialiste du business : voilà votre bureau, ah oui j'oubliais : à partir de demain le français c'est terminé, et vous allez s'il vous plaît parler à vos voisins, ici c'est comme ça. Euh ... oui d'accord. J'étais terrifé. Mal dans ma peau depuis mes 15 ans, en perpétuelle tourmente à en tomber d'évanouissement au milieu de la classe ou d'une conversation, il me faut pourtant surmonter l'angoisse et me faire ma place.

Le lendemain, le 'trolley' arrive à 11 heures. Il livre les thés et cafés du matin aux employés du 'European Services' où je travaille. Terry me fait sa première blague : "Is this your cup of tea?" Alors je réponds "Hmmm yes, this is my cup, I want a tea please". Il rebondit "So ... coffee is not your cup of tea right?" et je perds les pédales "Hmm this is my cup ... so ... what do you mean?". Eclats de rire : l'humour anglais est sympa mais il peut s'avérer incisif. Tiens un premier choc culturel.

Comme pour Oudalle on remet ça : on va TOUT passer au peigne fin. Southampton veut se comparer aux grandes villes européennes ? Veut savoir son rang et comment s'y prendre pour grimper les échelons ? Pas de problème, je vais tout vous dire. Après trois semaines de recherches intensives, et la synthèse laborieuse de montagnes d'articles photocopiés, j'annonce au directeur du département, supérieur de Sue : "Une ville n'est pas une équipe de football. Son but n'est pas de gagner mais de trouver un équilibre harmonieux pour ses habitants". Ils ont adoré le slogan. Ca ferait moche en première page de leur magazine, mais ah, ce petit français il a de l'audace, de venir nous donner des leçons, enfin on l'aime bien avec son accent à pisser dans son froc. Ne jamais avoir peur. Vous en savez plus qu'eux. C'est ce que m'a dit Olivier J. avant ma soutenance de thèse en 2004. Nous y reviendrons. Ah oui j'oubliais ! Le slogan qui a fait fureur je l'avais trouvé chez Roger Brunet, vive la géographie française !

Après des litres de bière, la victoire de la France à la coupe du monde 1998 fêtée dans un pub plein d'anglais anti-Francais, des amourettes galloises et les super nouilles de la cuisine partagée du 'loft', les mensonges du patron indien de ce pub privé qui faisait semblant de perdre au début en jurant  pour finalement rafler la mise en trois coups, le retour au pays. Tiens, plus de mal de crâne quand je parle anglais. J'arrive même à parler anglais à mes parents au terminal ferry sans m'en rendre compte, ainsi qu'à mes voisins. Première marque durable de l'exotisme procuré par la recherche. Sans compter mes 2000 livres sterling ! La preuve que la géographie ça sert à quelque chose. Pour un mois de travail à la chaîne en usine je gagnais trois fois moins mais heureusement, j'avais fini par être jardinier, c'est fou ce que l'on gagne à être à l'extérieur, on pense à ceux qui sont dedans, dans l'abrutissement des machines automates, et qui vous pleurent dessus car vous ne vous rendez pas compte de la chance que vous avez à pouvoir fuir d'ici. "Febor, on t'adore !" Qu'ils criaient un beau samedi de marché rue Thiers. Des condamnés à mort. Vite, sauvons-nous ! Ils pourraient me reconnaître et voir que je les observe sans y croire, à leur procession vaine, et sentir que je suis déjà loin, plus des leurs, sur le bas-côté, ou peut-être plus loin encore que je n'osais l'imaginer, mais je ne suis jamais senti supérieur.

PORTSMOUTH I

Une fois de retour, ça me démange de repartir. Il faudra attendre de terminer une seconde licence par redoublement et de choisir une maîtrise d'aménagement du territoire pour que l'aventure continue. Définir un sujet n'est pas aisé. D'autant plus que les camarades - nous sommes désormais une petite douzaine seulement, ça commence à ressembler à l'élite - se foutent de ma tronche quand j'ai sous le bras plus de deux livres de géographie. Drôle d'ambiance. Mes contacts avec Madame B. se font plus fréquents, et nous décidons ensemble d'un sujet comparatif sur les stratégies de mise en réseau des villes normandes (Caen, Rouen, Le Havre) et de leurs voisines anglaises (Southampton, Portsmouth, Poole, Bournemouth, et l'île de Wight). Bonne nouvelle : son homologue britannique Monsieur S.Smith, accepte de s'occuper de moi à l'université de Portsmouth, et je peux bénéficier de l'aide européenne SOCRATES, qui couvre certains frais de séjour. Cette fois ce n'est plus un mois mais quatre.

C'est reparti : et on brosse la littérature sur les réseaux de villes, jusqu'à passer au peigne fin toutes les bibliothèques municipales et universitaires des villes Normandes, avant le départ. Je commence à voir à peu près où concentrer mon attention. Friand d'histoires de réseaux de villes, sujet encore à la mode à l'époque, je me rends même à un congrès du club national des susdits réseaux se tenant à Saint-Malo. Taxi pour l'aéroport du Havre, vol vers Rennes, taxi vers le centre, train pour Saint-Malo, puis car-ferry pour Portsmouth. Déjà de l'intermodal, mais cela ne m'a rien appris du tout sur mon sujet. Le gourou du club, Jean-Louis G., fut très décevant à l'oral. Et personne ne m'a demandé ce que je faisais là. Frustration, timidité brisaient mes rêves de grands projets et de démonstration de ce qu'un géographe peut révéler.

Portsmouth. Smith est sympa. Des collègues de passage de l'université de Caen, déja en fin de maîtrise ou de DEA - cela m'impressionnait qu'on puisse aller si loin - de passage me font des confidences. Attention c'est sérieux, on va parler affaires. Et moi dans tout ça ? Et en plus ils vont parler de réseaux de villes sans moi. C'est du haut niveau à n'en pas douter. Tant pis, mon heure viendra, je retourne à mes bouquins.

A la bibliothèque de Portsmouth, bien mieux fournie que celle du Havre, j'imprime sur mes papyrus tout ce que je peux trouver sur les villes anglaises à étudier. On y trouve plein de choses, dans ces mini-articles, même que l'on a retrouvé des oeufs de dinosaure sur l'ïle de Wight. Des tableaux de synthèse sur l'économie des villes principales, sur fond de crise industrielle, reconversion, et stratégies de développement durable, tertiaire, etc. Faisons table rase du passé me disait mon interlocutrice à la Mairie de Poole, "on ne veut plus de fumées noires, de charbon, mais du tourisme et du luxe". Sue elle aussi, pourtant aimant se situer à gauche en politique, me faisait de belles confidences : "regarde à Portsmouth, tu as des jeunes couples avec de doubles landeaux partout, c'est parce que les gens sont pauvres, c'est dégoutant". Je commence à me demander ce que ces gens foutent de leur temps, et à quoi servent tous ces services municipaux ou les idées foisonnent. Pas tant que ça. C'est plutôt l'appel au secours, la peur du vide dans l'attente d'un déluge prochain.

Tous mes interlocuteurs, que j'avais décidé d'interviewer dans chaque lieu-clé, m'aident énormément. Des gens très amicaux et serviables. Je récupère des données sur les classements de villes résultant de travaux de sombres consultants dont je n'ai jamais entendu parler, mais ça sonne bien : "black horse consulting Ltd." Je me dis que j'ai mis la main sur un trésor. Alexandre H., curieux individu aimant à se vanter d'avoir des centaines de cartes de visites de part et d'autre de la Manche, tisse son "réseau". Je ne l'ai jamais vu boire une bière avec quelqu'un ou me présenter quelqu'un d'autre que la tenancière de son gourbis où des secrétaires de la chambre de commerce. J'ai passé mon temps à essayer de lui parler de ce que je ressentais par rapport à lui, business man, en tant que chercheur. Cela ne l'intéressait guère. Je crois que l'ambition le dévorait trop pour qu'il ne perde son temps à m'écouter. Malgré tout j'ai de bons souvenirs de nos ballades champêtres à travers le Hampshire. Passons. J'ai même eu le droit d'assister à une réunion officielle du réseau des villes anglaises. Quel honneur ! Je m'attendais qu'à chaque minute on fasse appel à mes services éclairés, mais rien ne se passa que des conversations en anglais très rapide dont je n'ai rien retenu. Encore une fois j'étais impressionné par ces gens qui tiennent les rênes de la décision. Si j'avais su ...

PORTSMOUTH II

Vient alors l'heure de grâce, alors que je me noyais entre des heures de travail chaque matin dans un entrepôt pakistanais pour laver du linge de restaurant couvert de curry, ou à laver les sols des superettes du quartier, surmontant l'appréhension du caractère technique de l'utilisation de la "cireuse", quel engin ! Entre cela donc, et mes questionnements en manque de concret, la relative déception quand au soutien des grands. Le prof. Smith me dit même un jour, quand je l'interviewais après avoir écumé tous les personnels de Mairie : "voilà un brouillon de croquis sur comment fonctionne notre région et les relations entre ses villes ... enfin si on refaisait la même chose demain je pourrais tout aussi bien vous montrer le contraire !". Comment ose-t-il ? La science c'est du sérieux. Veut-il dire qu'il n'y a pas de réalité objective et qu'avec l'âge on renonce à comprendre ? En effet il passait plus de temps dans les bonnes actions, comme la restauration d'un ancien théâtre de Portsmouth, ce que j'admirais aussi. Quel homme !

Cette heure de grâce, c'est quand Madame B. me demande de contacter de toute urgence Antoine F. qui a besoin de données sur les emplois du transport à Southampton. Ca alors ! On me nomme responsable d'une étude en plus de mon mémoire qui trainasse. Je comprends parfaitement ce qu'on me demande et je file aux bibliothèques photocopier toutes les statistiques et recensements possibles sur le sujet. Il y en a même dont je ne suis pas certain qu'ils servent à quelque chose, mais tant pis, on prend tout. Cela ne suffit pas, je veux comprendre la logique d'ensemble. Je me vois autrement qu'en photocopieur. Une prise de rendez-vous dont je suis encore fier, car de ma propre initiative, avec un haut délégué d'un syndicat local des travailleurs du transport m'ouvre les yeux. Il me dit tout, ce vieil homme, les politiques nationales, locales, les tendances, les supercheries, le fait que la Mairie de Southampton se fait taper sur les doigts pour ses dépenses en matières de centres commerciaux et surtout, les tenants et aoutissants de la culture locale. Il ne m'a pas donné de stats mais beaucoup plus, un peu d'humanité et du raisonnement.

Le temps passe, je commence à tout avoir sous la main pour une rédaction complète. J'arrive même à atteindre des relations amicales avec celle qui tient la maison où je vis, à North End, une vieille anglaise qui grogne tout le temps, déteste les animaux, vient écraser les escargots à grandes enjambées sur son gazon que je viens de le tondre pour lui faire plaisir. Elle me suspectait de la voler. Finalement au bout de trois mois de guerre ouverte, elle m'annonce que dimanche elle va me faire un bon plat de cuisine anglaise, avec des vrais légumes. Le pire c'était la collocatrice, une française trop sérieuse et pas franchement excitante, avec sa petite vie et son petit monde qui ne m'intéressaient guère.

Retour au pays ? Déjà ? Je m'accroche au col des grands responsables du réseau de villes, les prie de me prendre en stage. Après des semaines d'attente, on m'annonce que la seule chose éventuellement utile serait de conduire une enquete sur le car-ferry, tous frais payés, afin de cerner la perception par les voyageurs de Portsmouth. Hmmm un peu éloigné de mon sujet, mais c'est pas mal, je prends ! Cela n'a pas abouti. Je me rappelle encore avoir contacté ces faux mentors des semaines après le retour. Je voulais repartir, ne jamais revenir.

Soutenance de maîtrise : je croise le Prof. Smith, qui parle de son départ imminent pour la riviera, et m'adresse à peine la parole. Il parle plus à Stéphanie, ma camarade de classe, c'est affreux, tout ça pour en arriver là ? Où est la reconnaissance de mon travail de renard dans des contrées lointaines, bravant mille dangers ? J'expédie ma performance oratoire en 4 minutes trente au lieu de 20. Madame B. ouvre de grands yeux : "comment donc ? je vous avais dit de vous préparer à l'oral ! ça alors ... enfin allez finissons-en". Je sens que je passe à côté de quelque chose. Finalement 14/20, pas si mal, mais je suis jaloux du 17 de Stéphanie, à qui Smith fait des risettes. Pas facile d'être chercheur naïf et honnête.

Heureusement, les données sur l'emploi transports font flores. Je suis félicité de ma recherche fructeuse. Par contre, on me dit qu'il faut maintenant interpréter les données, cela ne suffit pas de les collecter. Comme si je ne le savais pas ! Après des efforts déments pour en tirer quelque chose (les recensements normand et anglais ne coïncident pour ainsi dire jamais : classifications de métiers différentes, années différentes, échelons administratifs différents ... quel bordel !). Malgré tout quelque chose se dessine et les traitements graphiques sont éloquents. Le directeur du projet, John B., m'en demande encore. Il me présente, chez lui, une pile de papier d'une hauteur d'un mètre environ, que je dois lire et synthétiser, cela parle de l'histoire des transports dans la région normande et au Havre, par contre il faut se dépêcher, le ministère attend nos résultats. C'en est trop. Mon instinct de survie se réveille doucement. Je demande un peu de temps pour y penser, et quelques jours après il me recroise dans les couloirs et me demande : "alors, et cette étude ?". Je lui réponds derechef : "d'accord mais dans quel cadre financier et légal envisagez-vous de me faire travailler ?". Il bondit en arrière, devient verdâtre, et accepte de signer un contrat de stage en bonne et due forme qui me protège de ses humeurs et fixe des limites aux tâches officielles. Il faut savoir non pas dire non, mais dire oui tout en pointant un flingue sous le menton de ceux qui vous veulent trop vite du bien. Il m'avait aussi fallu envoyer une lettre saignante au gourou de Caen, Pascal B., qui se foutait de moi en faisant des promesses alléchantes, mais il ne payait pas les études fournies et exploitait ses étudiants. C'est ça le monde professionnel.

PORTSMOUTH III

Fin des aventures britanniques, peu de nouvelles d'Oudalle : la commune se porte mieux depuis que j'ai soumis au Maire mes analyses de fond. Je me souviens qu'une fois il avais presque oublié, en me revoyant, ce que j'avais bien pu faire sur son sol, pendant tous ces mois. Tous ces bla-blas pour au final décider de construire une salle des fêtes qui n'a pas plu à l'architecte. Aucun sens tout ça. Et le dynamisme de la commune, et la résolution du vieillissement, l'attraction des jeunes couples ? Tout le monde s'en fout. La commune vit de ses rentes qu'elle extrait grâce à la taxe professionnelle auprès des industries situées sur son territoire, la vallée de la Seine. Le reste n'a aucune importance.

Les réseaux de villes, c'est du bidon. Au final tout est politique : quelle déception ! Et l'organisation rationnelle et harmonieuse de l'espace, alors ? Malgré tout je trouve de belles conclusions : en Angleterre les villes se lient plus facilement autour de projets communs car elles ne sont pas libres de leur budget, qui est géré par le gouvernement central. Le réseau de villes y est donc bien plus réel, motivé, palpable, qu'en Normandie, qui reste au demeurant bien moins attractive que la côte sud anglaise pour les entreprises et les cadres. Les villes normandes s'étripent car elles sont décentralisées et font ce qu'elles veulent, d'ou moins de coopération ou sur des thèmes tres secondaires. Pourtant notre ami, le cuistre, Jean-François G., nous annonce à la fin d'un bon repas bien arrosé, clôturant la réunion au sommet du réseau des villes normandes : "de toute façon, il lui faut une capitale et une seule, à la Normandie réunifiée", faisant retomber à plat les efforts immenses de toute l'assemblée pour justement éviter toute culture hiérarchique, voir plus loin, porter un regard neuf... Et pourtant, il se disait géographe. Comme quoi on peut être géographe et vieux jeu.

C'était quand même beaucoup plus émoustillant d'entendre parler un autre géographe, Denis R., à Rouen, une autre grande figure nationale. Il harranguait une foule d'étudiants en préconisant la liberté de penser qui lui est chere, ainsi que l'esprit et le distance critiques. Je lui ai pourtant soufflé à l'oreille lors d'une réunion au Havre des labos normands, qu'il me dégoutait de la géographie et de la recherche. Comme quoi les grands écrivains peuvent décevoir si on les approche de trop près.

Le reste de l'avant-thèse garde cette amertume. Plus de voyages, persister malgré tout dans la recherche, sans toujours y voir très clair, sans savoir ce qui peut m'attendre au bout du tunnel. Les plaintes des camarades de DEA, sur le fait que les cours sont nuls, les profs sont nuls, tout est nul. Oh c'est dur de trouver un sujet, on en a marre, on veut "bosser", la voiture ca coute cher. Heureusement pour moi pas : je décide de pousser plus avant les méthodes de modélisation spatiale sous l'égide, toujours, de Madame B. Roger B., de passage au Havre, me dédicace son dictionnaire critique de géographie que j'ai toujours. C'est important d'allez voir les anciens, même s'ils déçoivent quasiment toujours. Le géographe anglais Brian S.H. m'a aussi dédicacé son ouvrage de géographie des transports avant de me souhaiter bonne chance. Il faut dire que j'avais eu un mal de chien à lui expliquer mon sujet de recherche. Ca fait des repères malgré tout, on a touché la main de types qui écrivent des bouquins, c'est quand même mieux que de faire la manche le samedi matin sur le marché de Bernay pour acheter des bouteilles de vin blanc à 2 francs accompagné d'un punk philosophe.

La soutenance de DEA se passe beaucoup mieux que pour celle de maîtrise : un joli 15/20 et des félicitations de madame B., Antoine F., et celles aussi d'Yves G. de Rouen, après ses râleries sur le fait que le modèle de l'estuaire de Madame B. n'a pas de valeur générale et se limite à celui de la Seine. Ca on pouvait s'y attendre, même si ce débat n'a peut-être jamais quitté la Normandie, il nous impressionnait, nous, les lambdas; comme disait Monsieur Violette, voisin de mes parents et ancien doyen de la faculté de philosophie de Nantes, qui me faisait bosser mon latin et ma philo pour le bac. Au final, on m'invite à continuer en thèse, et là les portes de monde des Dieux me sont ouvertes. Elles auraient pu se refermer aussitôt si mon père, un beau jour sur le parking du centre Leclerc à Bernay, ne m'avait pas conseillé de choisir le bon sujet. J'avais alors le choix entre continuer sur les villes normandes, que je commençais à bien connaître, donc la sécurité, et une recherche d'indicateurs sur les fonctions urbaines et portuaires des villes maritimes dans le monde, plutôt le risque, n'ayant pas de bagage statistique ni de spécialité portuaire. J'ai pris mon courage à deux mains et me suis lancé dans le niveau mondial des ports maritimes, où je baigne toujours sans le moindre regret à l'heure où je vous écris ces lignes. C'était le seul moyen d'échapper à la Normandie et à son cortège de contradictions, de vieux ressorts rouillés. A la voile moussaillon !

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